Histoire de la paroisse

La paroisse orthodoxe Notre-Dame-Joie-des-Affligés-et-Sainte-Geneviève fut ouverte en 1936 dans un très modeste local, au 36, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. (Dans les années soixante, son bail n’ayant pas été renouvelé, elle dut quitte ces lieux et se trouve depuis au 4, rue Saint-Victor.) La naissance de cette communauté ne manque pas d’un certain intérêt, car elle illustre un aspect, aujourd’hui non négligeable – à l’époque à peine ébauché – de l’Église orthodoxe en France. En effet, le choix du lieu pour fonder cette paroisse ne s’explique pas simplement par la pauvreté des fondateurs, à la recherche d’un local bon marché. C’est la proximité du tombeau de sainte Geneviève qui était, et qui demeure, désirée.

Tropaire de sainte Geneviève (ton 7)

Flambeau de la foi et protectrice de ta cité, ô sainte Geneviève,

protège nous aussi des assauts du péché ;

sage intendante des biens de ce monde et nourricière des affamés,

intercède auprès du Seigneur pour qu’Il sauve nos âmes.

Sainte Geneviève, patronne de Paris, par Léonide Ouspensky

Fondation

Les fondateurs de la paroisse étaient d’une part un prêtre, le père Michel Belsky, dont nous reparlerons, et d’autre part un petit groupe de Russes appartenant à cette émigration arrivée en France dans les années 1920. Ce petit groupe avait ceci de particulier par rapport à l’ensemble de l’émigration russe que ceux qui le constituaient ont très tôt interprété leur présence sur le sol de France, non pas comme un simple accident de l’histoire, un coup du hasard, mais comme quelque chose de providentiel, un talent à eux confié par Dieu. La plupart des hommes faisaient partie de la Confrérie de saint Photius, créée au début des années vingt. Pour eux, la présence – si modeste fût-elle – d’exilés orthodoxes sur cette terre catholique de France avait un sens. À leurs yeux, en effet, la France n’était pas seulement une terre d’asile, accueillante pour les étrangers : elle était avant tout une très vieille terre chrétienne ayant, par-delà les ruptures, un long passé commun avec l’Église orthodoxe qu’il s’agissait pour eux de retrouver. Et la première démarche concrète pour cette découverte et cette rencontre en profondeur avec le christianisme d’Occident était à leurs yeux la vénération des saints locaux. D’où le désir de fonder une paroisse sous la protection et à proximité de sainte Geneviève, patronne de Paris. Lorsqu’on recherchait un local, quelqu’un eut un rêve : sainte Geneviève est apparue à cette personne et lui dit : « Cherchez près de moi », et le taudis du 36, rue de la Montagne fut trouvé.

Une orthodoxie à redécouvrir

Tout naturellement, cette paroisse a rassemblé les Russes du quartier, ainsi que quelques Grecs et Géorgiens. La langue utilisée pour les offices était le slavon, mais une fois par mois, la messe était célébrée en français, la paroisse ayant été fondée dans le but de devenir francophone. Aujourd’hui, la paroisse l’est entièrement et sa composition est multiethnique. Cette orientation vers la francophonie, choisie très tôt, s’inscrit dans la perspective décrite plus haut : pour la rencontre en profondeur avec le christianisme local, il fallait rendre accessibles les trésors liturgiques de la tradition byzantine. Or, il ne suffit pas pour cela d’éditer des traductions ; une liturgie ne se connaît pas par les livres. De plus, depuis le début des années cinquante, avec la bénédiction de Sa Sainteté le patriarche Alexis I (les fondateurs étaient tous restés fidèles au patriarcat de Moscou en 1931), la paroisse vit selon le nouveau calendrier, la pascalie exceptée. En 1935 et 1936, Vladimir Lossky, l’un des fondateurs de la paroisse et chef de la Confrérie de saint Photius, était en correspondance avec le métropolite Serge (Strogorodsky) de Moscou, futur patriarche, en particulier à propos de l’entrée dans l’orthodoxie du groupe de chrétiens occidentaux à la tête duquel se trouvait Mgr Irénée Winnaert. Mgr Serge, théologien très ouvert et doué, reçut ce groupe avec son rite occidental, corrigé pour l’orthodoxie, et la bénédiction pour rechercher, avec tous les autres orthodoxes de France, des formes liturgiques occidentales anciennes, pour que réapparaisse une orthodoxie occidentale. Il comprenait très bien que l’orthodoxie n’était pas liée à un seul rite liturgique.

La Déisis

par Léonide Ouspensky

Pour revenir à notre paroisse, c’est ainsi que s’est constituée cette communauté en plein coeur du quartier latin, à l’initiative d’un groupe de gens intimement convaincus que la seule richesse véritablement durable, qu’ils avaient emportée dans leur exil, était l’orthodoxie, orthodoxie qu’ils comprenaient non pas comme identifiée à une culture donnée et plus ou moins immuable, ni non plus négativement, définie contre les autres, mais positivement, comme la fidélité au Christ ressuscité et à l’Évangile, orthodoxie qu’il faut donc redécouvrir chaque jour, en distinguant le fondamental immuable du secondaire qui passe, recherche qui aujourd’hui doit incontestablement être faite ensemble par tous ceux qui se réclament de Jésus-Christ et de la foi apostolique.

Des paroissiens « réformistes »

Le prêtre avec lequel ce groupe un peu visionnaire fut amené à fonder cette paroisse n’était guère préparé à une tâche qui, à l’époque, apparaissait comme peu conforme aux habitudes, pour le moins. Le père Michel Belsky, ancien officier supérieur de l’armée impériale de Russie, devenu prêtre à l’âge mûr, avait gardé de son métier de militaire de carrière un sens très développé du devoir et de la fidélité. Pour lui, la paroisse qui lui était confiée devait être en tout point conforme au « modèle établi » : une paroisse russe classique, avec toutes les habitudes exportées de la Russie du XXe siècle commençant, même dans le dénuement le plus complet. C’est dire que les idées et les recherches de ces quelques « intellectuels» parmi ses paroissiens lui apparaissaient comme dangereusement « novatrices », pour ne pas dire « révolutionnaires ». De plus, la célébration en langue française était pour lui une épreuve quasiment physique, son français parlé étant plus que limité. Pourtant, tout en rêvant d’une paroisse « sans histoires », le père Michel savait que Dieu l’appelait à cette tâche qui allait contre son inclination naturelle : la construction d’une communauté orthodoxe, d’abord franco-russe, puis francophone, témoignant d’une orthodoxie libérée de certaines alluvions culturelles et historiques tendant à masquer l’essentiel qui est fidélité à Dieu. Mais si le père Michel savait à quoi Dieu l’appelait, l’obéissance n’était pas un trait dominant de son caractère. Déjà dans l’armée, il n’acceptait jamais un ordre supérieur sans le discuter. De la même façon, nous, ses proches, l’avons surpris maintes fois « discutant », presque « se disputant », avec Dieu, à mi-voix, sur un ton bourru, et précisément à propos de cette vocation. Il y avait quelque chose de Jonas dans la personne du père Michel.

Père Michel Belsky

Début des années 1950

Si, sur le plan du raisonnement intellectuel – lequel de toute manière n’était guère son fort – le père Michel n’était pas fait pour s’entendre avec ses paroissiens « réformistes», par d’autres aspects de sa personne il les rejoignait tout naturellement. Cette relation, en quelque sorte en prise directe avec Dieu, le faisait accéder de façon instinctive au véritable sens des choses en profondeur. L’exemple à cet égard le plus frappant est la façon dont il célébrait la Sainte Liturgie. Dans la plupart des Églises orthodoxes, l’habitude s’est installée de considérer que la prière eucharistique, prière de l’Église par excellence, était « secrète », devait être dite à voix basse par celui, évêque ou prêtre, qui préside, et n’avait pas à être entendue du peuple de Dieu, pratique qui entraîne un type de coupure entre clergé et laïcat tout à fait contraire à l’enseignement orthodoxe sur l’Église. Le père Michel avait à tel point fait sienne cette prière, s’effaçant lui-même totalement devant elle, s’identifiant à elle, que c’est la prière elle-même qui lui a appris à la dire à voix audible, ce qui le faisait entrer tout naturellement, instinctivement, dans un « mouvement liturgique » qu’il n’aurait guère approuvé sur le plan intellectuel.

Plusieurs des paroissiens du père Michel ont contribué de manière non négligeable aux retrouvailles en profondeur entre l’Orient et l’Occident chrétiens. Un seul nom suffira ici : celui du métropolite Antoine (Bloom) qui, avant de devenir prêtre, puis évêque en Angleterre, fut de longues années durant, médecin de quartier dans l’île Saint-Louis et l’un des piliers de la paroisse Notre-Dame-Joiedes-Affligés-et-Sainte-Geneviève. Aujourd’hui, sa prédication et son enseignement sur la prière sont connus dans de nombreux pays du monde. Jusqu’à la fin de sa vie, il est resté attaché à notre paroisse. C’est lui qui, lorsque nous avons dû quitter la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, étant alors notre exarque, a fait acheter l’ancien restaurant chinois de la rue Saint-Victor.

Un coeur transpercé d’amour et de compassion

C’est d’une tout autre façon que le père Michel lui-même a contribué à ce témoignage. Sa manière bourrue n’était pas réservée à ses rapports personnels avec Dieu. Elle lui servait, dans son commerce avec les êtres, à cacher un coeur débordant d’amour et de compassion, surtout pour les plus humbles. Le nombre de gens de toutes sortes qui venaient pour être consolés et secourus par lui est tout simplement incalculable. Ils étaient toujours « mal reçus », mais ne s’y trompaient pas et revenaient toujours. La rudesse dans l’accueil était la façon particulière du père Michel d’appliquer le précepte évangélique concernant l’ignorance que doit avoir la main gauche de ce que fait la main droite (cf. Mt VI, 3). Pendant la guerre, il a secouru un grand nombre de Juifs, ce qui lui valut d’être arrêté, emprisonné pour plusieurs mois avec le père Dimitri – maintenant saint Dimitri– Klepinine, et ce n’est que par miracle qu’il échappa à la déportation en Allemagne et fut libéré. Pendant son emprisonnement, il fut temporairement remplacé par le hiéromoine Séraphim Rodionov, plus tard évêque de Zurich. Longtemps après la mort du père Michel (en mars 1963), nombreux étaient les habitants du quartier de la Montagne-Sainte-Geneviève qui se souvenaient encore avec vénération et reconnaissance de cette silhouette à la barbe blanche et à la soutane grise, arpentant d’un pas décidé de militaire les rues de ce quartier pauvre, à l’époque. Lorsqu’on marchait avec lui, on était étonné de constater le nombre de clochards, de « paumés », d’étrangers (Arabes surtout), qui le connaissaient par son nom, s’approchaient pour lui dire bonjour, sachant parfaitement qu’ils se feraient rabrouer ! Tous connaissaient l’appartement plus que modeste – un véritable taudis – que le père Michel occupait avec toute sa famille au troisième étage du 36, rue de la Montagne.

À la toute fin de sa vie, le père Michel, estimant que sa tâche était accomplie, la paroisse étant devenue entièrement francophone, cède sa place à un prêtre jeune, le père Pierre L’Huillier, aujourd’hui archevêque de New York et du New Jersey, et s’installe lui-même dans une très modeste bicoque en bois à la campagne (il avait gardé toute sa vie le profond amour atavique de la terre du propriétaire terrien : le père Michel était issu d’une des anciennes familles de la noblesse russe, les princes Youdine-Belsky). Il y vit seul jusqu’à sa mort qui surviendra, comme il l’avait espéré alors qu’il était en pleine activité, marchant à grands pas vers la ville voisine et traînant derrière lui sa remorque de vélo. Dans cette dernière phase de sa vie, le père Michel avait jeté bas le masque de la rudesse. Lorsqu’il nous parlait, les larmes lui coulaient dans la barbe. Ces larmes n’étaient rien d’autre que l’expression d’un coeur transpercé d’amour et de compassion pour toute la création de Dieu.

Un héritage à faire fructifier

Cette paroisse a été dédiée, comme on l’a vu, à Notre-Dame-Joie-des-Affligés et à sainte Geneviève. « Notre-Dame-Joie-des-Affligés » est le nom d’une icône de la Vierge très vénérée en Russie.

Tropaire de l’icône Notre-Dame-Joie-des-Affligés (ton 4)

Hâtons-nous, pécheurs indignes,

de recourir à Marie, la Mère de notre Dieu.

Invoquons-la du fond de notre âme affligée,

et disons-lui : « Bienheureuse Reine, aie pitié de nous !

Hâte-toi de nous secourir, car nous périssons

sous le poids de nos péchés.

Ne repousse pas tes serviteurs qui mettent

leur espérance en toi ! »

Notre-Dame-Joie-des-Affligés, icône russe, copie anonyme

Cette dédicace a été greffée sur la terre de France, entre autres choses, par le fait que, très tôt, plusieurs paroissiens sont devenus des pèlerins assidus de Notre-Dame de la Salette. Quant à la dédicace à sainte Geneviève, elle s’exprime d’année en année par le pèlerinage que la paroisse entière organise, grâce à l’hospitalité de la paroisse Saint-Étienne-du-Mont, au mois de janvier, sur le tombeau de la sainte. Avec les années, les paroisses orthodoxes de la région parisienne sont de plus en plus nombreuses à participer à cet événement de même que de nombreux catholiques, paroissiens de Saint-Étienne-du-Mont. Après que Mgr Pierre (L’Huillier) fut consacré évêque de Chersonèse, le recteur de notre paroisse, – ordonné par Mgr Antoine (Bloom) qui a demandé l’accord de chacun des paroissiens – a été le regretté père Gabriel Henry, avec, comme deuxième prêtre, le non moins regretté père Jean-Marie Arnould ; ensuite, nous avons eu le père Stephen Headley (actuellement à Vézelay) avec le hiéromoine Syméon Cossec (aujourd’hui, higoumène du monastère Saint-Silouane près du Mans) ; enfin, depuis 1994, notre recteur est le père Gérard de Lagarde qui fut secondé par le père Emmanuel Viala et le père Laurent Baron. Les fondateurs de cette paroisse ont laissé à leurs successeurs un héritage qu’il s’agit de faire fructifier. Euxmêmes n’avaient apporté qu’une seule richesse : l’attachement fidèle à une orthodoxie comprise non pas comme un conservatisme jaloux, mais comme la voie ascétique d’une conversion permanente à l’orthodoxie par l’adhésion toujours approfondie à l’essentiel de la foi apostolique, la foi de nos Pères, la foi de l’Église de tous les temps, la foi en « Jésus Christ, le même, hier, aujourd’hui et à jamais » (Hb XIII, 8). Cette foi ne peut que transformer la vie autour de nous et tendre vers la réunification de tous ceux qui s’en réclament pour que, d’abord dans notre quartier, « le monde croie » (Jn XVII, 21) que le Père a aimé le monde « jusqu’à donner [Son] Fils unique afin que quiconque croit en Lui ne périsse mais ait la vie éternelle » (Liturgie de saint Jean Chrysostome).

Ce texte a été rédigé en 2006, à l’occasion du 70e anniversaire de la fondation de la paroisse Notre-Dame-Joie-des-Affligés-et-Sainte-Geneviève, par le diacre Nicolas Lossky, qui a été ordonné prêtre en octobre de la même année par l’évêque Innocent de Chersonèse, puis élevé au rang d’archiprêtre en 2009. Le 23 octobre 2017, veille de la fête de l’icône Notre-Dame-Joie-des-Affligés, il s’est endormi dans le Seigneur à l’âge de 87 ans, suivi, cinq mois plus tard, par son épouse Véronique, petite-fille du père Michel Belsky, fondateur de la paroisse. Que le Seigneur leur accorde une mémoire éternelle !

Actuellement (2024), le clergé de la paroisse est composé du recteur, le père Gérard de Lagarde Montlezun, des prêtres Nicolas Tikhonchuk et Gabriel Lacascade, et du protodiacre André Chépélov.